Extrait de l'article publié dans les Utopiques n°20 – L’extrème-droite, mieux la connaître pour mieux la combattre – été 2022
Alain Chevarin est professeur de lettres retraité, membre de SUD Education en Auvergne. Il est aussi l’auteur de Fascinant, fascisant : une esthétique d’extrême droite, Editions L’Harmattan, 2013 ; Lyon et ses extrêmes droites, Editions de la Lanterne, 2020.
Parler de « charges sociales » pour désigner les « cotisations sociales » induit l’idée que la protection sociale et la solidarité qui la fonde sont un poids, une gêne ; parler d’un « collaborateur » pour désigner un « salarié », c’est faire disparaitre le rapport de domination/subordination et réduire la légitimité des revendications ; c’est dans la même optique que, par exemple, « plan social » a été substitué à « licenciements ». (...) Mutatis mutandis, c’est le même phénomène qui se produit actuellement avec le vocabulaire de l’extrême droite. Depuis plusieurs décennies, et notamment dans les périodes de crise sociale, comme celle de la Covid, une des stratégies privilégiées des extrêmes droites, les groupuscules en particulier, est celle de la « guerre culturelle ». Celle-ci, théorisée dans les années 1960 par Dominique Venner, consiste à infuser dans la société leur vision du monde, en n’hésitant pas à utiliser les techniques de manipulation par l’émotion, la récupération de concepts, le détournement de sens, voire les fausses nouvelles. Dans ce cadre, faire reprendre dans la société leur vocabulaire, leurs mots, est une arme importante : si une majorité de la population, qui n’est pas d’extrême droite, en vient à « parler extrême droite », celle-ci se trouve banalisée et sa vision du monde pour partie légitimée. C’est que, comme l’expliquaient il y a quatorze ans déjà les auteurs du Dictionnaire de l’extrême droite, il y a chez celle-ci « un langage spécifique, un vocabulaire et des expressions propres à cette famille politique, pour qui les mots sont des “armes”, manipulés, utilisés comme des vecteurs de mémoire, servant à qualifier les “siens”, mais aussi à disqualifier les “ennemis”, qui forment le point de ralliement de la mouvance ».
LES MOTS-ARMES
Cependant, dans la perspective de la « guerre culturelle » et des manipulations qui l’accompagnent, la priorité n’est évidemment pas donnée à des mots qui sont clairement connotés d’extrême droite ou même de droite extrême, comme, par exemple, la « ripoublique » chère à Jean-Marie Le Pen, ou plus récemment « islamo-gauchiste », ou « droit de l’hommiste » avec son suffixe péjoratif ; il en va de même pour des mots détournés de leur sens premier, comme le terme de sciences sociales « ensauvagement », utilisé dès 2010 par Éric Zemmour pour stigmatiser les immigrés ou dès 2013 par Marine Le Pen dans son discours sécuritaire.
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Ce que les extrêmes droites veulent faire partager par la population, c’est la partie de leur vocabulaire qui est, du moins en apparence, suffisamment apolitique pour être reprise largement par des gens qui n’en voient pas ou ne veulent pas en voir l’origine ou l’utilisation. Certains de ces mots ont, dans leur utilisation par les extrêmes droites, pour fonction de dénigrer ou dévaloriser. C’est ainsi par exemple que le terme « bien-pensance » ou l’américanisme « politiquement correct », revendiqué à l’origine sur les campus américains pour corriger les effets stigmatisants ou discriminants de la façon de parler, sont devenus un marqueur des droites et des extrêmes droites, qui, de Nicolas Sarkozy à Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour, les utilisent, comme autrefois « bisounours », pour stigmatiser, en se dispensant d’argumenter, la gauche intellectuelle, puis l’antiracisme, la défense des immigré·es, le multiculturalisme, voire les droits de l’homme, en se donnant l’air de « rebelles » face à une « pensée unique » qui musèlerait la « liberté d’expression » et bâillonnerait la « vérité ».
Plus récemment, l’américanisme « woke » a été récupéré avec la même intention de dénigrement ou de rejet, mais fait trop « intellectuel » pour passer dans le grand public. D’autres termes, à l’inverse, servent aux extrêmes droites à se présenter comme les chevaliers blancs face aux supposés mensonges de leurs adversaires. Réinformation prétend ainsi donner non une information d’extrême droite mais simplement une information véritable face à la « désinformation » des médias traditionnels, et connait un certain succès dans une période troublée où ceux-ci ont perdu la confiance d’une partie du public. Le mot a pourtant été lancé en 1997 par Bruno Mégret, alors numéro deux du Front national, et théorisé par Henry de Lesquen, futur président de Radio Courtoisie, puis Jean-Yves Le Gallou, au sein de sa fondation identitaire Polémia. En 2010, Polémia publie son Dictionnaire de la réinformation – Cinq cents mots pour la dissidence, où l’on trouve redéfinis aussi bien les mots-clés traditionnels des extrêmes droites comme « famille » ou « patrie » que des mots liés à l’actualité comme, par exemple, « dénatalité », ou « écologisme » défini comme « Idéologie […] au service du Système dominant » et opposé à « L’écologie enracinée, identitaire et localiste est proche des peuples et des patries charnelles ». Le Dictionnaire de la réinformation porte en exergue de son avant-propos : « Les mots sont des armes », témoignage de l’importance du vocabulaire pour les extrêmes droites [8]. Cette volonté de propager sa vision du monde à travers son vocabulaire mais sans se situer politiquement comme un mouvement extrémiste, donc sans désigner clairement son ennemi (la gauche au sens très large), a trouvé un moment favorable dans les périodes de crise politico-sociale, où les clivages gauche / droite sont moins nets et où une forme de complotisme peut se répandre plus facilement. Un mot mieux que tout autre va servir cette entreprise : le mot « système ».
DU « SYSTÈME » …
En français, dans le langage courant, « système » désigne un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certaines règles, comme le système métrique ou le système nerveux. Dans le domaine social, on parle ainsi de système éducatif, de système financier, de système économique, de système communiste, de système libéral, etc., mais le mot est toujours suivi d’un qualificatif.
L’extrême droite emploie au contraire « système » sans qualificatif et dénonce « le système », parfois avec une majuscule : le Système. Il y a là un procédé bien connu, qui évite de se référer à un domaine précis et donc de se situer politiquement [9]. Se prononcer contre, par exemple, le système socialiste ou contre le système libéral implique une argumentation, et partant la possibilité d’un débat. Le mot « système » utilisé seul par les extrêmes droites renvoie non à un système particulier duquel on puisse débattre rationnellement, mais au monde abhorré et mythifié de tous les fonctionnements qu’elles rejettent et méprisent viscéralement, ce qui permet de « ratisser large » auprès de tous ceux et celles qui sont en proie à quelque ressentiment. L’analyse, l’argumentation, la raison sont hors-jeu, remplacées par l’affect : la simple profération du mot suffit à susciter le rejet.
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Les nazis sont les premiers, à l’époque contemporaine, à avoir utilisé le mot « système » sans qualificatif pour désigner et condamner, globalement et sans désignation plus précise, au début, la période de la République de Weimar, baptisée Systemzeit (« le temps du système »), et plus largement ensuite tout ce qu’ils voulaient faire haïr. Se dire contre la République de Weimar, qui est une instance bien définie, aurait été une position politique, qui permet la réflexion et l’argumentation. Se dire contre le Système c’était désigner un ennemi moins défini, plus trouble, donc plus inquiétant, et susciter une réaction émotionnelle, un affect. On se rappelle la consigne d’Hitler dans Mein Kampf : « l’art de la propagande doit consister à attirer l’attention de la multitude […] son action doit toujours faire appel au sentiment et très peu à la raison ».
Cinquante ans après la défaite des nazis, les mouvements et partis d’extrême droite reprennent à leur compte le même usage du mot « système » : tous ont ainsi, à partir de la fin du vingtième siècle, baptisé « système », sans autre précision, ce qu’ils rejettent.
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Et en 2012, lors de la campagne des élections présidentielles, Marine Le Pen se définit, notamment lors de son meeting de Lyon le 7 avril, comme « la seule candidate anti-système ».
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Dans le même temps, la généralisation de l’emploi du terme « antisystème », sa reprise malencontreuse par quelques politiques de gauche, tendaient à laisser penser que ce positionnement était partagé dans tout l’éventail politique, et à dédouaner les extrêmes droites. Le comble de la confusion était atteint lorsque, en juillet 2016, Emmanuel Macron, au cours de sa tournée électorale, proclamait à son tour « Je suis l’antisystème ». Cette prééminence accordée à l’opposition système / antisystème a deux conséquences. D’une part, c’est l’affaiblissement, voire la disparition dans la sphère publique de l’opposition droite / gauche, donnant un appui au vœu des extrêmes droites et à la stratégie de guerre culturelle qu’elles développent depuis un demi-siècle. Se revendiquer « anti-système », sans précision du système dont il s’agit, c’est en effet, consciemment ou non, reprendre un positionnement d’extrême droite, c’est clairement se situer dans la vision du monde des extrêmes droites.
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( article à lire en entier dans les Utopiques n°20 et en ligne ici: